La société traditionnelle peule n’admettait pas de pouvoir hiérarchique basé sur le genre. Elle était organisée de façon à ce que chaque individu, de par les attributs spécifiques à sa catégorie et de ses qualités individuelles, s’exprime le mieux possible pour le bien-être de l’ensemble. C’était le règne de la complémentarité à tous les plans ; allant de l’organisation économique à la vie spirituelle en passant par l’animation culturelle et les rôles sociaux. Le régime dans lequel la société évoluait privilégiait un équilibre dans lequel chaque genre avait une grande lucidité sur la nécessité de l’épanouissement de l’autre à toutes les échelles de la société.
Sur le plan économique, là où, majoritairement, les hommes embrassaient les métiers de contact avec la nature brute, tels que l’élevage, la chasse, la pêche (chasse en eaux), l’extraction minière etc, les femmes, dans leur majorité, se spécialisaient dans la transformation de cette matière brute et le commerce. En ce sens, elle était la principale dirigeante du marché et de l’économie pendant que l’homme agissait en un ravitailleur. Même dans les cas où l’on observe les hommes se lancer dans la pratique de transformation, comme le cas de la forge, les femmes du milieu pratiquaient une autre, tout aussi complémentaire, la poterie : pendant que les hommes combinaient le métal et le feu, les femmes alliaient la terre et l’eau en parfaite complémentarité, et l’ensemble s’embrassait sous les souffles de l’air qui en assurait la synthèse. Le filage et le tissage répondaient également aux mêmes exigences de complémentarité. Les deux genres agissaient ainsi en paire, loin d’une quelconque hiérarchie et encore moins de mépris entre les métiers pratiqués.
Les activités de prélèvements dans la nature, que cela soit du minéral, du végétal ou d’animal, sont régies par des principes spirituels construits dans les moindres détails. Il en est de même du travail de la transformation. Ainsi, le rapport avec le bétail répondra à un code sacré en toute cohérence et complémentarité avec le code, non moins sacré, qui canalise le travail des produits laitiers par exemple. Nul n’est besoin d’insister sur le fait que les deux genres étaient également formés dans les connaissances spirituelles concernant leurs occupations de prédilection. Parmi les génies tutélaires, il y en avait des deux genres également pendant que Geno suprême n’en avait aucun et que d’autres figures unitaires étaient androgynes. C’est ainsi que le bovidé à l’origine de la partie matérielle du cosmos, qui intervient après les principes abstraits de Geno et du cosmos primordial symbolisé par la goutte de lait, était hermaphrodite, représentant les deux genres à la fois.
La plus connue des déités féminines peules est Foroforoondu, la déesse du lait et des connaissances pastorales. Kuumen, son mari, est un chemin conduisant l’aspirant aux savoirs pastoraux jusqu’à elle. Elle est celle qui officie à la clairière ultime ; contrôlant le panthéon pastoral. Elle attribue l’esprit qu’elle veut à l’apprenant qui l’aura convaincue ; elle, seule, peut intercéder en faveur de l’aventurier apprenant devant les forces du bovidé hermaphrodite. Le génie tutélaire féminin Kummbasaara est à redouter à plus d’un titre. C’est ainsi que quand Njeɗɗo Dewal a été mandatée pour infliger une punition au peuple peul qui se détournait de la raison, celle-ci s’est tout d’abord attelée à contrôler Kummbasaara pour soustraire aux peuls leur plus grande alliée mystique. Baa Waamnde devra tout faire pour la libérer afin d’inverser le déséquilibre des forces et permettre le dénouement. Dikoore Jaawo est une figure peule ayant existé et laissé ses traces dans la littérature orale. Elle vivait dans la vallée du fleuve Gambie et était une initiée de premier plan dont le savoir, transmis de génération en génération, est aujourd’hui disséminé dans l’héritage culturel transmis par Hampâté Bâ. Nous pourrions continuer dans la voie de la restitution de ces données traditionnelles et perceptibles, à beaucoup d’égards, dans notre propre vécu. Dans nos contes et nos proverbes. Mais le format nous impose le survol.
Pour parler de l’animation socioculturelle, il convient de noter que sur ce terrain-là la société applique les mêmes principes de complémentarité et de liberté que ceux mentionnés ci-haut concernant le domaine économico-spirituel. Le lieu universel dans lequel ces rapports se font est bien le Dingiral, qui n’est en rien un espace topographique et encore moins un espace géographique. Le Dingiral est un espace socioculturel ambulant qui se transporte au gré des circonstances. Dès leur tendre enfance, les peuls faisaient connaissance avec un proto-Dingiral où petites filles et petits garçons se mélangeaient dans une joyeuse soupe au sein de la marmite des grands-parents et autres figures de référence de leur environnement immédiat. Des balbutiements sociaux aux premières affirmations plus ou moins genrées, aucune distinction sur le plan de la liberté n’était envisageable. Il ne pouvait en effet y avoir de Dingiral sans garçons, tout comme celui-ci serait impossible sans filles. Les parents, ayant eux-mêmes expérimenté ce parcours, ne pouvaient qu’inculquer des valeurs de retenue nécessaires au maintien de l’ordre. Ces valeurs répondent au besoin de canaliser les pulsions des uns et des autres. Car ce proto-Dingiral évoluera en un Dingiral mûr où jeunes adolescentes et jeunes adolescents seront relâchés à l’échelle de la communauté dans une assez grande indépendance. C’est le lieu d’initiations diverses et de grandes créativités. Le post-Dingiral n’en est pas moins un Dingiral, les institutions solides développées dans la jeunesse jettent les bases d’un rapport entre les adultes, et plus tard entre les vieillards, tels que le “Giƴiraagal”, le “Feddeyaagal” entre groupes d’âges masculins et féminins qui évoluent ainsi en une forme de « cousinage ». Dans cette structuration, qui se crée en continu, la société se déployait dans une logique de complémentarité plutôt qu’une logique d’un pouvoir d’un genre sur un autre.
Il faut dire que la société moderne a beaucoup à apprendre de la société traditionnelle sur cette question précise de la femme. Les droits sociaux de la femme ne sauraient être considérés comme étrangers à la société africaine que si l’on ignore tout de son passé et que l’on ferme les yeux devant ses survivances qui, telles d’insolentes herbes, repoussent encore et toujours au milieu des sentiers ravageurs qui perforent le cœur de notre jardin culturel.
Mouhamadou Sy
Le 08 mars 2023